En ornithologie, la bioacoustique est l’étude des oiseaux par le son. Cette discipline encore peu connue est en plein développement en Europe. Elle permet d’obtenir des résultats étonnants, parfois impossibles à acquérir par les traditionnelles méthodes visuelles. Nous avons eu la chance de pouvoir poser quelques questions à un des plus grands spécialistes européens, Stanislas Wroza.
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Stanislas Wroza : Je suis responsable de l’équipe en charge des évaluations et suivis de la biodiversité à l’Office Français de la Biodiversité, et passionné par l’ornithologie depuis mon plus jeune âge. Je m’intéresse en particulier de près à tout ce qui tourne autour de l’acoustique pour l’identification des oiseaux depuis une dizaine d’années maintenant et je suis auteur de quatre ouvrages publiés chez Delachaux et Niestlé à ce sujet.
En bref, qu’est-ce que la bioacoustique, comment cette discipline s’applique-t-elle à l’étude des oiseaux ?
SW: Au sens large, c’est l’étude des sons («acoustique») pour la biologie (« bio »). Les oiseaux font partie des espèces les plus bavardes du monde vivant: ils crient et chantent en permanence, ces vocalisations étant associées à des comportements particuliers (reproduction, défense d’un territoire, déplacements collectifs en migration…). Ces vocalisations sont généralement puissantes, faciles à enregistrer, et se situent dans la gamme des fréquences que notre oreille entend correctement. La bioacoustique est donc particulièrement bien adaptée pour l’étude des oiseaux !
Comment es-tu arrivé à pratiquer cette discipline ?
SW : Très jeune déjà je m’intéressais aux espèces de montagne et aux passereaux. J’ai rapidement constaté que je repérais et identifiais plus rapidement et plus facilement ces oiseaux en les recherchant à l’oreille plutôt qu’à la vue. Mais le véritable déclic est venu lors de mon séjour aux Etats-Unis. J’ai pu y découvrir que certains ornithologues laissaient tourner des microphones de nuit sur le toit de leur maison pour détecter les espèces qui passaient au-dessus de chez eux, avant de les identifier en traçant des sonagrammes (représentation visuelle d’un son), pratique qui était alors encore très marginale en Europe. L’approche m’a immédiatement séduit car elle permettait de détecter des oiseaux quasiment impossibles à observer autrement. La fabrication de ma première parabole a enfin été une étape déterminante. Tout un univers nouveau s’ouvrait à moi : l’identification d’un oiseau à peine visible en vol au loin devenait soudain une simple formalité : il suffisait de viser et d’enregistrer !
Est-ce que le suivi ou l’identification des oiseaux par le son peut-être considéré comme complémentaire à l’observation visuelle ?
SW : Les deux approches sont très complémentaires. La plupart des passereaux qui défilent en migration dans le ciel s’identifient bien plus facilement à leurs cris qu’à vue. Il en va de même pour tous ces oiseaux qui vivent dans des zones humides difficilement accessibles ou des buissons bien denses: là où l’œil s’épuise, l’oreille est à son aise. L’acoustique présente toutefois quelques limites: la plupart des rapaces, cigognes et pigeons migrent silencieusement, et quand il s’agit de compter des canards, mieux vaut être équipé d’une
longue-vue que d’un microphone! Ces dernières années, les critères acoustiques sont devenus d’excellents compléments aux critères visuels pour l’identification de nombreuses espèces (pouillots, rousserolles, fauvettes, pipits et bergeronnettes pour n’en citer que quelques-unes…)
Peux-tu donner des exemples de données qui ne peuvent être obtenues que par la bioacoustique, et pas par l’observation visuelle ?
SW: Je pense typiquement à tout ce qu’il se passe la nuit. Les chouettes, hiboux, râles et marouettes sont typiquement des espèces que l’on repère à leurs vocalisations. Plus encore, les migrateurs nocturnes, ces millions d’oiseaux qui survolent l’Europe de nuit, ne sauraient être repérés à vue au milieu du ciel nocturne : on va donc se concentrer sur leurs cris pour les identifier. La bioacoustique nous permet ainsi de laisser tourner des enregistreurs pendant des heures, et analyser une nuit entière en l’espace de quelques dizaines de minutes grâce aux sonagrammes, comme si l’on accélérait le temps. Ces oiseaux invisibles dans la nuit nous apparaissent alors sous un nouveau jour.
Peux-tu donner quelques exemples de données inattendues/intéressantes acquises récemment grâce à cette discipline ?
SW: La bioacoustique a considérablement augmenté le taux de détection de certaines espèces. Ces dernières années, il est ainsi devenu normal d’identifier au-dessus de chez soi des Bruants ortolans, et parfois même d’autres espèces encore plus rares comme les marouettes ou le Pipit à dos olive, ce dernier ayant été enregistré plus d’une centaine de fois en Europe de l’Ouest rien qu’à l’automne dernier! Il faut se rappeler qu’il y a moins de dix ans, ces oiseaux étaient très rarement notés à vue sur des sites de halte migratoire. Les premiers enregistrements passifs (sans observation visuelle associée) ont souvent d’abord été accueillis avec un certain scepticisme, certains n’hésitant pas à affirmer qu’il s’agissait de bruits parasites qu’on ne pourrait jamais identifier formellement ni même savoir s’il s’agissait d’un oiseau. Depuis, des progrès considérables ont été réalisés dans la détection et l’identification. Les connaissances sur les vocalisations des oiseaux se sont étendues bien au-delà d’un cercle restreint à quelques initiés, ce qui nous permet de mieux connaître ces espèces difficiles à repérer à vue.
Quel est le matériel nécessaire à cette pratique ? Est-ce une discipline onéreuse ?
SW: Le secteur de l’acoustique est impacté par la hausse actuelle des prix des composantes électroniques, mais il reste toutefois nettement moins onéreux que l’optique et la photographie! Il faut compter une centaine d’euros pour s’équiper d’un enregistreur (qui permet de stocker les sons sur une carte mémoire), auquel on rajoutera un bon microphone externe (compter par exemple une dizaine à une cinquantaine d’euros pour les capsules omnidirectionnelles Primo EM 272 ou AOM-5024L qui sont le plus souvent utilisées). Il existe également des solutions pour fabriquer soi-même son propre matériel à un prix imbattable, ou au contraire acquérir des dispositifs «tout en un» prêts à l’usage pour ceux qui ne souhaitent pas bricoler. Les amateurs de sons très épurés investiront peut-être dans une parabole, qui permet d’amplifier les sons plus lointains. Celle-ci peut être achetée toute faite (par exemple chez Dodotronic) ou être fabriquée soi-même en plaçant un microphone au centre d’un objet de forme parabolique !
En raison de l’utilisation de micros, la pratique de la bioacoustique est-elle réservée à des endroits particulièrement calmes (campagne) ?
SW: Il est préférable de viser des endroits où le bruit ambiant est limité (y compris le vent, la pluie et les oiseaux locaux non ciblés !). Ceci permet un plus grand confort d’écoute et simplifie l’analyse car on se concentre alors uniquement sur les quelques sons d’oiseaux qui nous intéressent. De nombreux ornithologues obtiennent toutefois de très bons résultats en ville, par exemple en laissant tourner les microphones sur le toit d’un bâtiment. Une fois que l’on s’est familiarisé avec les quelques bruits de klaxon et d’aboiements de chien qui viennent parasiter les pistes chaque nuit, on peut en effet repérer les oiseaux migrateurs, qui n’hésitent pas à survoler le cœur des grandes villes.
Un des freins potentiels à cette discipline est probablement la crainte des ornithologues de devoir consacrer beaucoup de temps à l’analyse de données sur l’ordinateur. Cette crainte est-elle fondée ?
SW: Il y a plusieurs pratiques possibles de la bioacoustique. La plus simple consiste simplement à sortir avec un microphone et enregistrer uniquement les quelques vocalisations qui nous intéressent, pour pouvoir les réécouter plus tard. Dans ce cas, l’écoute des sons devant l’ordinateur est totalement marginale par rapport au temps passé sur le terrain. C’est une excellente façon de commencer et de se familiariser avec les vocalisations des oiseaux. Les plus mordus se lanceront peut-être dans l’enregistrement passif, épluchant des nuits entières de passage nocturne devant leur ordinateur. Heureusement pour nous, après quelques heures de prises en main des logiciels et des principales espèces nocturnes, l’analyse est rapide . Compter une quinzaine de minutes pour faire analyser une nuit entière de sonagrammes, auxquelles on rajoutera le temps consacré à compter et identifier les différentes espèces, qui dépend des connaissances et du désir d’exhaustivité de chacun. Rien de bien insurmontable en somme! Plusieurs initiatives sont lancées pour automatiser le traitement des
enregistrements de longue durée, on peut donc espérer d’ici quelques années que l’analyse s’en trouve considérablement simplifiée.
Recommanderais-tu des outils de référence qui peuvent aider les débutants à s’initier à cette discipline ?
SW : Quelques références:
- Les logiciels gratuits Audacity et RavenLite pour le traitement du son.
- Les tutoriels vidéos disponibles en ligne pour utiliser ces logiciels (dont le mien sur Audacity et celui de Julien Rochefort sur RavenLite).
- Mes ouvrages chez Delachaux et Niestlé : cliquez ici
- Le site internet et les ouvrage de la « SoundApproach » pour les anglophones.
- Quelques vendeurs de matériel audio : Micbooster, Thomann, Dodotronic pour n’en citer que quelques-uns chez qui j’ai déjà eu l’occasion de m’équiper.
Le sonagramme, un outil de visualisation du son
Le sonagramme est une représentation graphique d’un son. La fréquence du son (en kHz) est représentée sur l’axe vertical, tandis que l’axe horizontal représente le temps.
Ainsi, un son de tonalité plus aiguë est représenté plus haut sur le graphe, et la longueur de la trace est proportionnelle à la durée du son.
Le sonagramme ci-dessus est celui du chant d’une Mésange bleue. On pourrait décrire le chant typique de cette espèce comme un chant en deux parties, composé d’abord d’une note aiguë répétée une à trois fois, puis d’une seconde note plus grave, plus courte, et descendante répétée un plus grand nombre de fois. Une onomatopée correspondante pourrait être Tiii tiii tiii tululululululu. Le sonagramme permet de visualiser ce chant. Il se compose de deux parties : d’abord trois traces relativement longues en haut à gauche (correspondant au Tiii tiii tiii aigu), puis sept traces plus basses (sons plus graves ; correspondant au tululululululu).
Dans le cadre d’un suivi bioacoustique des oiseaux en migration, les cris des oiseaux sont enregistrés, puis retranscrits sous forme de sonagramme. Ensuite, une analyse visuelle de cette retranscription du son permet d’identifier les oiseaux qui les ont émis.