Je sillonne régulièrement les chemins de remembrement des campagnes hesbignonnes.  Il y a quelques années que j’y découvre assez fréquemment, au hasard de mes itinéraires, des parcelles agricoles qui ne sont pas gérées comme les autres.   En me renseignant, j’ai appris que l’on y applique « des mesures compensatoires » aux nuisances des parcs éoliens vis-à-vis de la nature et de la biodiversité.  En Hesbaye, il y aurait presque cent hectares de parcelles agricoles consacrés à de telles mesures compensatoires.  L’objet de mon article n’est pas de discuter l’impact écologique global de la production d’énergie éolienne…  Je me contenterai de mettre en évidence le succès que connaissent  ces « réserves naturelles agricoles » auprès des passereaux, des petits rongeurs, des rapaces diurnes et nocturnes et de la faune en général.  Je me dis que les observations que l’on peut y réaliser devraient nous donner une idée de l’importante richesse naturelle que devait jadis receler le terroir hesbignon…

Moi qui aime observer et photographier les oiseaux et la nature en général, j’ai découvert en bordure de zones compensatoires des postes d’observation particulièrement privilégiés.  En hiver, des hectares de plantes en graines restant longtemps sur pieds nourrissent à foison d’abondants pigeons colombins.  Certains jours, j’en compte plus de 500 évoluant ensemble sur un seul champ.  Les linottes mélodieuses sont tout aussi nombreuses.  Les pinsons, verdiers, chardonnerets, bruants des roseaux, bruants proyers, etc. ne résistent pas non plus à l’appel de ce garde-manger.  Ces proies potentielles sont aussi convoitées par de nombreux rapaces (faucons pèlerins, faucons émerillons, éperviers d’Europe, autours des palombes, etc.).  D’autres rapaces s’intéressent surtout aux petits rongeurs comme les campagnols, eux-mêmes attirés en masse sur ces terres où ils trouvent du grain à volonté.  Les faucons crécerelles , busards Saint-Martin, buses variables sont omniprésents durant l’hiver et sont rejoints plus tard dans la saison par les rapaces migrateurs revenus d’hivernage (busards des roseaux,  cendrés voire pâles…).  Les passereaux qui cherchent des insectes pour nourrir leur nichée ou pour leur propre consommation ne sont pas non plus en reste, car une partie des semences utilisées donnent des fleurs très mellifères. 

Des relevés effectués la nuit par des agents du DNF équipés d’un performant système de vision nocturne montrent aussi des résultats surprenants : tous les rapaces nocturnes susceptibles d’être présents en Hesbaye, y compris le Hibou des marais fréquentent les zones compensatoires…  

J’ai cherché à en savoir un peu plus sur le pourquoi et le comment de ces espaces « naturels » agricoles.  J’ai rencontré plusieurs acteurs de ce franc succès.

Gus Rommelaere est bio-ingénieur.  Il est employé depuis peu par une société qui produit et fournit de l’énergie « verte ».  Avant d’être engagé directement par ce fournisseur d’électricité, il a travaillé durant une dizaine d’années pour une au sein de laquelle, il était spécialiste des dossiers éoliens. Dans ce cadre, il a géré l’aspect environnemental  de différents projets de parc éolien pour plusieurs fournisseurs d’électricité et est intervenu comme expert auprès du SPW.  Il est assurément un des intermédiaires qui a beaucoup compté dans l’obtention des résultats actuels.

Du côté du SPW, deux départements interviennent en ce qui concerne l’impact des projets éoliens sur la nature.  Il s’agit du DNF (Département de la Nature et des Forêts) et du DEMNA (Département de l’Étude du Milieu Naturel et Agricole).  J’ai pu rencontrer Nicolas Delhaye, chef de cantonnement de Liège au DNF et Jérémy Simar, attaché scientifique au DEMNA qui jouent un rôle prépondérant au niveau des zones compensatoires que je fréquente en Hesbaye.

Enfin, j’ai rendu visite à Cécile Schalenbourg, une agricultrice heureuse de voir une partie de ses parcelles utilisées comme zones compensatoires pendant quelques dizaines d’années…  Étant particulièrement soucieuse de la biodiversité, elle se réjouit de pouvoir accueillir autant d’oiseaux sur ses terres.  Pour encore augmenter leur attractivité vis-à-vis de la faune, elle replante de nombreuses haies.  Elle pratique également le « non labour ».  (Semer sans labourer est la meilleure technique pour respecter la vie des sols agricoles.  Ce sujet mériterait largement un autre article…)

Gus Rommelaere explique que tous les projets d’implantation de parcs éoliens démarrent par une longue et très sérieuse étude d’incidence biologique qui doit respecter un protocole établi en 2012 par le DEMNA et le DNF.  Cette étude est destinée à éviter un maximum d’impacts négatifs et doit déboucher sur une compensation des nuisances résiduelles s’il y en a.  

Nicolas Delhaye précise que la notion de « mesure compensatoire » émane de la directive européenne 2009/147/CE, communément appelée « directive oiseau de 2009 ».  C’est au départ de cette directive que le DEMNA et le DNF ont mis en place un protocole officialisé en 2012 pour mesurer les nuisances biologiques d’un projet éolien, les atténuer et compenser les dommages qui ne peuvent être évités.  Pour Jérémy Simar, faire accepter la notion de compensation aux promoteurs éoliens était déjà « tout un programme ».  Ensuite il a fallu les aider à proposer des mesures efficaces pour l’avifaune et acceptables par tous les acteurs (secteur éolien, agriculteurs, bureaux d’études, administration).

En pratique, Gus Rommelaere explique que quand une demande de permis d’implantation de parc éolien est rentrée au SPW, le promoteur rentre un dossier qui comprend déjà des propositions de mesures compensatoires.  Il peut s’agir de planter des haies, de créer un bocage, de reconstituer des zones humides, etc.  En zone agricole, on propose surtout de prévoir des cultures favorables aux oiseaux et autre faune.  Cela signifie que dans la demande de permis déposée, il y a déjà des contrats signés avec des propriétaires de terres agricoles bien situées.  Ces contrats prévoient qu’en cas d’obtention du permis, les propriétaires terriens s’engagent à collaborer avec le SPW et le producteur d’électricité moyennant rémunération.  

Comme Cécile Schalenbourg est propriétaire d’un terrain qui répond aux critères recherchés pour l’application de mesures compensatoires, elle a été contactée par un fournisseur d’électricité promoteur d’un parc éolien tout proche.   Elle a accepté les conditions qui lui étaient proposées si le permis était validé.  Ces conditions prévoyaient une somme d’environ 2000 euros par hectare pour respecter le cahier des charges fourni.  Comme Cécile Schalenbourg évalue que le respect du cahier des charges lui coûte environ 500 euros par an, ce sont environ 1500 euros bruts par hectare qui lui reviennent chaque année.  Elle considère que cette somme est nettement supérieure à ce que rapporte une culture classique.

Jérémy Simar explique que lorsqu’une demande de permis est déposée, le DNF est consulté.  Le rôle du DEMNA est alors de rendre un avis au DNF notamment sur la qualité des mesures de compensation proposées : Sont-elles suffisantes ? Sont-elles adaptées ? Sont-elles bien localisées ? Répondent-elles globalement aux recommandations du DNF et du DEMNA, reprises dans le protocole ?

Gus Rommelaere poursuit.  Si le permis est accepté, le contrat passé avec l’agriculteur prend cours, généralement pour 20 ans avec reconduction correspondant à la durée d’exploitation du site éolien.  L’importance des mesures de compensation varie considérablement d’un site éolien à l’autre mais Gus Rommelaere évalue qu’en Wallonie, une vingtaine d’hectares de zones compensatoires sont en moyenne proposés par site comprenant une dizaine d’éoliennes.

Le cahier des charges « type » destiné à l’agriculteur  a été établi par le DNF et le DEMNA avec l’aide d’experts indépendants. Il impose une disposition géographique des semis,  des périodes pour les effectuer , les mélanges à utiliser, etc….   Sur chaque parcelle, des bandes enherbées doivent encadrer une zone sur laquelle est semée un mélange de céréales, de radis, de pois, etc.  Il y a en fait 4 mélanges différents qui sont agréés avec une rotation annuelle imposée entre ceux-ci.  Donc si une zone compensatoire est composée de 4 parcelles, après un an, le mélange 1 est utilisé pour la parcelle 2, le mélange 2 passe en parcelle 3, le mélange 3 en parcelle 4 et le mélange 4 en parcelle 1 ; on continue ensuite la rotation d’année en année.  Cette rotation évite d’épuiser le sol et garantit que s’il devait y avoir un souci de germination avec un des mélanges, le problème n’affecterait que 25% de la zone globale.  Il est aussi important de savoir qu’aucun produit phyto ne peut être utilisé en zone compensatoire et qu’aucun passage de tracteurs n’est autorisé en période de nidification.

Il a fallu composer des mélanges avec des plantes qui restent sur pied le plus longtemps possible en hiver et dont les graines restent un maximum de temps consommables pour les oiseaux.  Certains oiseaux préfèrent consommer les graines sur la plante ; ce sont les radis, avec leurs cosses, qui gardent leurs graines le plus longtemps.  Quant aux graines qui tombent au sol, elles sont récupérées par les oiseaux qui préfèrent se nourrir sur la terre et par les rongeurs dont la présence est indispensable pour alimenter les rapaces.

Le fait d’avoir chaque fois un mélange à base de céréales et de l’herbe sur la même parcelle permet de garantir la nourriture et une zone refuge : Même quand, fin mars, les céréales sont éliminées puis ressemées, la faune peut trouver refuge dans l’herbe… Puis le nouveau semis se développe et donne des fleurs qui attirent des insectes utiles pour les oiseaux insectivores.  Puis les graines reviennent sur la partie céréalière et la saison froide suit.

Cécile Schalenbourg qui élève aussi des animaux est heureuse de pouvoir faucher une partie des bandes enherbées pour nourrir ses bêtes.  A partir du 15 juillet, on considère que les nichées au sol sont terminées et l’agriculteur peut alors faucher 75% de la partie enherbée, les 25% restant étant considérés comme zone refuge.

Jérémy Simar et Nicolas Delhaye insistent sur le fait que le cahier des charges est régulièrement amélioré en fonction des suivis effectués par les agents du DNF et de l’expérience acquise au fil des saisons.  Ainsi, en 2021, sera utilisé sur une partie des parcelles, un cinquième mélange qui va donner une végétation très dense.  Elle sera laissée sur pied durant plusieurs années.  Avec ce système, le DNF et le DEMNA espèrent favoriser l’installation de nichées de busards, voire de hiboux des marais…   La nidification de passereaux comme le bruant proyer (espèce menacée chez nous) devrait aussi être avantagée par la végétation laissée en friche, espère Nicolas Delhaye.

Pour celui-ci, l’idéal serait d’avoir une surface de 5% des terres agricoles qui soient orientées vers la protection de la biodiversité et homogènement réparties.  Ainsi les MAEC, méthodes agro-environnementales et climatiques sont complémentaires aux zones compensatoires.  Ces méthodes permettent aussi de créer des zones où les cultures servent de nourriture et de refuge pour la faune.  Elles sont encouragées auprès des agriculteurs par des subsides européens.  Le problème est, pour Nicolas Delhaye, que dans certaines régions, les MAEC sont très peu utilisées (alors qu’elles connaissent un beau succès ailleurs). Ceci crée donc de larges trous dans le maillage écologique qui pourrait être réalisé à travers tous nos champs. 

L’encourageante présence du Hibou des marais

La présence de nombreux oiseaux dont beaucoup de busards sur les zones compensatoires est déjà un phénomène exceptionnel.  Celle du Hibou des marais va au-delà des espérances…  Il s’agit d’un oiseau classé « rare » en Belgique.  Il est même mythique pour les nombreux naturalistes qui, durant l’hiver, se rendent régulièrement en « pèlerinage » à la côte belge en espérant l’apercevoir dans les polders avant la tombée de la nuit.  A 180 km de la mer, la Hesbaye, région d’agriculture intensive semble bien moins accueillante pour recevoir cet hivernant.  Et pourtant…  Nicolas Delhaye explique que depuis 3 hivers, des agents du DNF l’y observent régulièrement sur certaines zones compensatoires.  C’est même parfois dès la première année d’application des mesures qu’un groupe de hiboux des marais adopte une parcelle hesbignonne pour chasser en hiver…. Ce résultat est clairement significatif de l’attractivité des mesures adoptées.  Pour tous les acteurs de cette opération nature en Hesbaye, cette présence et celles de tous les autres oiseaux résonnent comme un formidable cadeau et les encourage à poursuivre de plus belle !  Il est important de souligner ce brillant résultat et de féliciter toutes ces personnes !  Bravo !

Pour conclure son intervention, Gus Rommelaere ajoute que des études montrent que ce qui est important pour que ces zones compensatoires fonctionnent bien c’est qu’il y ait un bon suivi et que c’est le cas actuellement.   Le DNF assure efficacement le contrôle du respect du cahier des charges et effectue des relevés des populations présentes.  Les naturalistes locaux qui fréquentent les zones donnent des échos toujours intéressants.  Des intermédiaires accompagnent les agriculteurs et assurent l’interface entre eux et le DNF.  Des améliorations des mesures sont régulièrement mises en place par le DEMNA et le DNF.  Les résultats sont vraiment très encourageants !

La conclusion de Nicolas Delhaye est que la rapidité de la réponse de la faune à ces mesures compensatoires indique clairement un besoin de la nature.  Pour lui, les plaines agricoles peuvent être tellement vides de vie que la moindre mesure devient hyper attractive.  Tout aménagement en faveur de la biodiversité sera donc toujours le bienvenu en Hesbaye.  Il cite le Parc Burdinal Mehaigne qui effectue un formidable travail de sensibilisation des agriculteurs et les incite à utiliser des méthodes et à effectuer des aménagements propices à la nature.  Il est d’ailleurs heureux de constater que le monde agricole s’intéresse de plus en plus à la biodiversité.  Il donne l’exemple d’un agriculteur qui, sur sa parcelle située à proximité d’une zone compensatoire, a accueilli une nichée de busards cendrés.  Celui-ci était particulièrement heureux et fier d’avoir tout mis en place pour que cette nichée soit une réussite et il ne demande qu’à réitérer l’expérience et encourage ses collègues à emprunter la même voie… 

Cécile Schalenbourg pense d’ailleurs que le pourcentage d’agriculteurs qui agissent en faveur de la biodiversité est actuellement au moins aussi important que le pourcentage de personnes agissant pour les mêmes causes parmi l’ensemble de la population.  Elle voit clairement une évolution de mentalité dans le milieu agricole.  Une étude relève d’ailleurs que seuls 5 à 10% des agriculteurs wallons continuent à faire de l’agriculture strictement conventionnelle alors qu’environ 15% des agriculteurs wallons sont certifiés bio et que tous les autres affirment pratiquer l’agriculture raisonnée (à des niveaux fort variables).  Cécile Schalenbourg pense sincèrement que « quelque chose » est en marche…

J’en terminerai personnellement en me disant que ces mesures compensatoires devraient peut-être servir de modèles à de véritables réserves naturelles agricoles, des zones qui ne devraient pas leur existence à la compensation d’une nuisance biologique.  Si la nature mérite des réserves en milieu forestier, elle en mérite, à mon avis, tout autant dans les milieux ouverts comme les plaines agricoles.  N’est-ce pas une idée qui pourrait faire son chemin ?

 

Texte et photos : Benoît Huc