Le 15 septembre 2020, c’est un pensionnaire très rare que nous recevions au Centre de Soins pour la Faune Sauvage de Bruxelles… Nous eûmes l’honneur d’accueillir un Hibou Grand-duc, plus grand rapace nocturne du monde. Rapatrié par les pompiers de l’Héliport après sa découverte en plein centre-ville de Bruxelles, cet individu n’aurait pourtant jamais dû s’y trouver.

Alors comment s’est-il retrouvé là ?

Revenons d’abord à l’essentiel pour comprendre en quoi sa présence est si étonnante…

Présentation de l’espèce

Le Hibou grand-duc d’Europe (Bubo bubo) est le rapace nocturne le plus grand du monde. Il occupe une grande variété de milieux des plaines jusqu’aux montagnes, et apprécie particulièrement les falaises jouxtant des étendues d’eau.1 Il niche sur les parois rocheuses et les carrières pourvues de cavités et de surplombs près d’espaces ouverts où il peut chasser2. Il se nourrit en grande partie de petits mammifères comme les rongeurs, mais c’est une espèce opportuniste qui peut aussi prélever de plus gros mammifères et d’autres oiseaux.3,4

 

Populations en Belgique

Déclin des populations au début du XXe siècle
Alors que son aire de répartition englobait autrefois sûrement tout le continent européen, les populations de Hiboux grands-ducs ont fortement décliné durant les deux dernières décennies. Considéré comme un prédateur « nuisible » par l’Homme, l’espèce s’est vue persécutée jusqu’à ce que sa population ne disparaisse presque : chassés, détenus en captivité ou utilisés comme appât, seuls quelques dizaines de couples persistaient au début du XXème siècle, dans des zones reculées loin de la présence humaine.5

Programme de réintroduction
Cette importante raréfaction du Hibou grand-duc a engendré la mise en place d’un programme de réintroduction dans plusieurs pays. Les lâchers réalisés en République Fédérale d’Allemagne parla AZWU (Aktion zur Wiedereinbürgerung des Uhus) dès 1963 ont eu notamment pour conséquence la réapparition de l’espèce dans des régions frontalières de Belgique, de France, du Grand-Duché de Luxembourg et même des Pays-Bas, régions où l’espèce n’avait jamais niché ou ne nichait plus depuis plus de cinquante ans.3,5Des populations sauvages sont en voie de reconstitution dans ces régions, notamment via la multiplication des carrières abandonnées. C’est ainsi qu’entre 1974 and 1994, près de 3000 hiboux furent réintroduits dans leur milieu naturel.6

Situation actuelle
Le Hibou grand-duc est aujourd’hui classé Vulnérable sur la liste rouge des espèces menacées de Wallonie.7 A l’échelle Européenne, l’espèce figure sur l’Annexe 1 de la Directive Oiseaux et fait ainsi l’objet de mesures spéciales de conservation, en particulier en ce qui concerne son habitat.8

Bien que protégée, l’espèce fait néanmoins toujours face à de nombreux dangers dus à l’activité humaine: le trafic routier, les poteaux électriques, le piégeage accidentel ou encore l’empoisonnement sont des sources importantes de mortalité9,10 comme pour une grande partie de la faune sauvage.

Impact de la pollution lumineuse
La pollution lumineuse fait partie des sources de mortalité avérées sur de nombreux oiseaux nocturnes11, particulièrement les espèces migratrices12. A leur passage au-dessus de grandes villes, elles peuvent en effet être désorientées par les lumières, perturbant leur vol et augmentant leur risque de rentrer en collision avec des vitres ou des façades de bâtiments. Dans le meilleur des cas, l’oiseau va simplement être choqué et reprendre ses esprits après quelques temps ; mais la plupart ne sont pas aussi chanceux : traumatisme crânien, fractures, hémorragie… le choc est souvent fatal si l’animal n’est pas soigné rapidement.

Mais il arrive parfois que certains rescapés soient rapatriés au Centre de Soins de la Faune Sauvage de Bruxelles… comme, nous le suspectons, ce Hibou grand-duc.

 

Prise en charge d’un Grand-duc au centre de soins

Dès son arrivée, le Hibou fait l’objet de notre plus grande attention. Retrouvé en rue au sol et incapable de s’envoler, nous suspectons en effet un traumatisme dû à une collision, ce genre de cas étant malheureusement très courant au centre de soins.

Après auscultation par les soigneuses et une radiographie réalisée par notre vétérinaire bénévole le Dr. Lemmens, nos suspicions se confirment. Nous découvrons qu’il présente une fracture au niveau de l’ulna de son aile droite. Cette zone, correspondant à notre avant-bras, est composée de deux os : l’ulna et le radius, tous deux marquant le lien entre le poignet et le coude. Par chance pour ce Hibou, son radius est resté intact lors du traumatisme : il va servir de maintien supplémentaire à l’ulna, empêchant la fracture de se déplacer et potentiellement ralentir sa guérison.

C’est alors tout un processus de soins qui se met en place. L’aile est immobilisée avec un bandage et le Hibou placé dans un espace restreint pour éviter qu’il ne s’agite trop et compromette la recalcification de sa fracture. Des anti-inflammatoires sont de plus donnés dans la nourriture pour résorber l’hématome causé par le traumatisme et soulager la douleur.

Au fur et à mesure de sa convalescence, le Grand-duc reprend peu à peu du poil de la bête et déploie ses plus féroces stratégies d’intimidation : plumage gonflé, sifflement rauque, claquements de bec… il n’hésite pas à nous faire savoir que notre présence n’est pas la bienvenue !

 

Au bout de deux semaines et après une deuxième radiographie, nous décidons de retirer l’attelle afin d’éviter une ankylose, et surtout de proscrire les manipulations inutiles. La fracture est en effet quasiment ressoudée : après une dizaine de jours et une auscultation de contrôle, l’équipe juge la guérison satisfaisante.Il est l’heure de la rééducation !

En effet, le Grand-duc doit maintenant regagner la masse musculaire qu’il a perdu durant les semaines immobilisé dans un petit box, et surtout entraîner son aile fraîchement réparée.

 

 

Photo: Sandrine Douty.
Hibou Grand-duc en volière de rééducation. 

 

Après 3 semaines en volière, les résultats sont concluants : l’extension des ailes est parfaite et le vol stable.

Le jour J est donc enfin arrivé ! Sous les conseils de notre collaborateur Didier Vangeluwe, bagueur et ornithologue, nous choisissons un lieu adapté pour relâcher ce magnifique oiseau.

Après avoir été bagué, nous assistons au décollage silencieux du Hibou Grand-duc, qui va alors se percher à plusieurs centaines de mètres parmi les plus hautes branches de la forêt.

(Vous pouvez revoir cet envol en vidéo sur notre page Facebook)

Il nous offre une dernière image de son profil majestueux éclairé par le soleil couchant, avant de disparaître derrière la cime des arbres…

 

Photo: Nadège Pineau.
Baguage du Hibou Grand-duc par Didier Vangeluve.

 

Un constat préoccupant

Il aura ainsi fallu 2 mois de soins pour que cet individu retrouve la liberté.

Des fractures, c’est par dizaines que nous en soignons chaque mois : les causes d’entrée pour collision représentaient 80 accueils en 2019, contre 143 en 2020… Des chiffres en constance augmentation d’année en année. C’est autant d’animaux qui nécessitent plusieurs semaines de soins et de suivi par les soigneuses qui, elles, ne voient pas leur nombre augmenter faute de moyens financiers.

Nous avons plus que jamais besoin de votre aide pour continuer à secourir le plus d’animaux en détresse que possible.

Audrey Bosq

 

Bibliographie

[1] Inventaire National du Patrimoine Naturel. Bubo bubo (Linnaeus, 1758) – Grand-duc d’Europe. Consulté le 4 janvier 2021 sur  https://inpn.mnhn.fr/espece/cd_nom/3493/tab/fiche

2 Martínez J. A., Serrano D. & Zuberogoitia, I. (2003). Predictive models of habitat preferences for the Eurasian eagle owl Bubo bubo: a multiscale approach. Ecography, 26(1), 21-28.

3 Cugnasse J. M. (1983). Contribution à l’étude du Hibou grand-duc Bubo bubo dans le sud du Massif Central. Nos Oiseaux, 37 (3), 117-128

4Gee L. H. & Weiss J. (1987).Situation actuelle du Hibou grand-duc (Bubo bubo) en Belgique, au Grand-Duché de Luxembourg et dans les régions limitrophes. Aves, 24 (2), 49-63.

5 Herrlinger E. (1973). The reintroduction of the eagle owl (Bubo bubo) in the Federal Republic of Germany. Bonner Zool. Monogr., 4, 151p.

6 EGE – Gesellschaft zur Erhaltung der Eulen e.V. Geschichte der Gesellschaft. Consulté  le 5 janvier 2021 sur http://egeeulen.de/inhalt/geschichte.php

7 Paquet J. Y. & Jacob J. P. (2010). Liste rouge 2010 des oiseaux nicheurs. Jacob JP, Dehem C., Burnel A.

8Directive  2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil concernant la conservation des oiseaux sauvages, 32009L0147, adoptée le 30 novembre 2009, JO du 26 janvier 2010, p. 7-25, entrée en vigueur le 15 février 2010. Consulté le 4 janvier 2021 sur https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex:32009L0147

9 Radler K. (2006). On the life history of a reintroduced population of eagle owls (Bubo bubo).

10 Martínez J., Mañosa S., Zuberogoitia I. & Calvo J. (2006). How to manage human-induced mortality in the Eagle Owl Bubo bubo. Bird Conservation International,16(3), 265-278. doi:10.1017/S0959270906000402

11 Parkins, K. L., Elbin, S. B. & Barnes, E. (2015). Light, glass, and bird-building collisions in an urban park. Northeast. Nat., 22, 84–94.

12 Cabrera-Cruz, S. A., Smolinsky, J. A., & Buler, J. J. (2018). Light pollution is greatest within migration passage areas for nocturnally-migrating birds around the world. Scientific reports, 8(1), 3261.