Pour des millions de personnes vivant dans un environnement urbain, voir des oiseaux à la mangeoire est un des derniers liens avec la nature et un début de sensibilisation à sa protection. Mais si le nourrissage constitue une expérience agréable qui procure un bienfait indéniable aux nourrisseurs, qu’en est-il pour les populations d’oiseaux ? 

La pratique du nourrissage est particulière- ment répandue dans les pays anglo-saxons, où la moitié des ménages fournit une alimentation complémentaire aux oiseaux des jardins. En Grande-Bretagne, les ménages en fourniraient suffisamment pour nourrir environ 196 millions d’oiseaux, ce qui dépasse de loin la population to- tale combinée des nombreuses espèces communes des jardins. Cette habitude s’amplifie et se diversifie en Europe, comme le montre la nouvelle tendance au nourrissage toute l’année. Quels sont alors les impacts réels sur l’avifaune d’un phénomène d’une telle ampleur ? Ils s’avèrent nombreux. Les études se multiplient et leurs conclusions sont de plus en plus précises… et nuancées. 

Modification des communautés aviaires 

Quand ils sont nourris en hiver, les oiseaux voient leur condition physique et leur taux de survie s’améliorer. Le nombre d’individus présents dans chaque jardin augmente et la diversité des espèces s’y accroît. Par contre, au ni- veau régional, le nombre d’espèces n’augmente pas, le nourrissage induisant une uniformisation globale des communautés aviaires. Le nourrissage favorise en effet les espèces généralistes et opportunistes ayant une grande capacité d’adaptation. Il favorise aussi les espèces au comportement dominant, notamment les corvidés et les espèces exotiques. Sur le long terme et à grande échelle, c’est donc la composition même des communautés aviaires qui est modifiée par le nourrissage. D’anciennes études ont montré qu’avec un nourrissage hivernal, la densité de couples reproducteurs chez certaines espèces augmente et que leur productivité s’améliore : la ponte est plus précoce, la taille de la ponte, le taux d’éclosion et le taux de croissance des poussins s’accroissent. 

Maladies et intoxications 

Par contre, des données plus récentes pointent des risques si le nourrissage perdure. S’il a lieu en début de printemps, avant la reproduction, avec des pains d’arachides et de suif de bœuf disponibles dans le commerce, à une période où les oiseaux ont plus besoin de protéines que de graisses, un effet de report négatif vers la période de reproduction est constaté : d’une part la date de ponte est avancée et n’est plus en phase avec l’émergence des chenilles, d’autre part l’incubation se raccourcit et la taille des nichées se réduit. C’est par conséquent la physiologie même et le métabolisme des oiseaux qui sont modifiés par un nourrissage inadéquat. Autre aspect négatif : il a été démontré que le nourrissage printanier augmentait, près des mangeoires, la prédation des corvidés sur les nids de passereaux. 

Une préoccupation nouvelle inquiète également les ornithologues : la transmission croissante, via les mangeoires et les abreuvoirs, de maladies infectieuses. Le nourrissage accélère fortement cette propagation. Par ailleurs, des intoxications surviennent dans certaines conditions, les boules de graisse rance étant dangereuses pour les oisillons et les arachides avariées produisant des toxines. 

Nourrissage, ambroisie et allergies
Si vous nourrissez les oiseaux au jardin ou possédez des poules, il est possible que vous ayez de l’ambroisie chez vous. L’ambroisie à feuilles d’armoise, ou ambroisie annuelle (Ambrosia artemisiifolia) est une plante invasive dont le pollen provoque des allergies parfois sévères. C’est une adventice des cultures dont les graines peuvent se retrouver dans la nourriture pour les oiseaux des jardins ou pour les poules, en général composée de mélange de graines de tournesol ou de maïs. Les graines d’ambroisie finissent par germer dans les poulaillers ou autour des mangeoires. Il est donc important de faire attention à la présence de cette plante et de l’arracher si elle émerge.

Pour plus d’informations : Observatoire wallon des ambroisies
http://ambroisie.wallonie.be

Changements de comportement 

Nourrir les oiseaux modifie également certains traits de leur comportement, et notamment leur chant. Nourris cinq semaines avant la période de reproduction, les mâles de mésanges charbonnières, par exemple, débutent leur chant plus tard dans la journée, ce qui pourrait affecter leurs chances de former un couple. D’autres espèces, dont le merle noir, chantent quant à elles plus tôt à l’aube lors- qu’elles sont nourries, et leur activité vocale est plus intense en fin de journée. Les espèces très territoriales sont donc sursollicitées, ce qui augmente les interactions agressives. Par ailleurs, chaque individu n’est pas égal face à une mangeoire et la concentration anormale de nourriture en un lieu donné favorise les individus les plus agressifs. 

Autre influence sur le comportement des oiseaux : le nourrissage hivernal peut être associé à l’expansion vers le nord des zones d’hivernage. Les populations allemandes de fauvettes à tête noire, par exemple, migrent historiquement vers le sud, mais une partie des fauvettes allemandes hivernent, depuis les années 50-60, en Angleterre où elles sont abondamment nourries. Au printemps, les fauvettes d’Angleterre reviennent dix jours plus tôt sur leurs territoires de reproduction en Allemagne et forment des couples « nordistes » avant l’arrivée des « sudistes », ce qui tend à maintenir la séparation des deux populations. Et l’on constate déjà des divergences physiques : les fauvettes qui hivernent en Angleterre ont un bec plus pointu et des ailes plus courtes. Le nourrissage est-il en train de créer indirectement une nouvelle espèce de fauvette ?

Enfin, le nourrissage ne permet pas d’inverser les tendances démographiques d’espèces en déclin, même s’il peut avoir une influence significative. Les espèces qui en profitent sont essentiellement des espèces qui se portent déjà bien pour d’autres raisons. 

Quelques règles à respecter 

Il ne faut donc pas espérer résoudre les problèmes actuels de l’avifaune en remplissant ses mangeoires. Cependant, vu l’impact non négligeable en termes de sensibilisation, il ne faut pas non plus bouder son plaisir et ranger définitivement les mangeoires… à condition de respecter quelques règles. Le nourrissage hivernal doit être composé quasi exclusivement de graines. Les graisses ne sont utiles qu’en période de froid prolongé et doivent rester un appoint exceptionnel et temporaire. Le nourrissage printanier est peu recommandé, excepté lors des vagues de froid de mars-avril pendant lesquelles un apport en protéines sous forme de vers de farine peut être utile. La propreté des mangeoires et des abreuvoirs doit être une préoccupation majeure : le brossage quotidien et le nettoyage régulier sont essentiels. Si des oiseaux malades sont observés, l’arrêt immédiat du nourrissage, la désinfection des mangeoires et des abreuvoirs, et l’élimination des déchets au sol sont impératifs. Enfin, optons si possible pour des aliments bio qui ne détruisent pas la biodiversité sur leur lieu de production. 

Offrez un jardin naturel aux oiseaux 

L’ultime conseil est de bon sens, et évitera d’avoir à peser le pour et le contre du nourrissage : les oiseaux des jardins sont naturellement adaptés aux conditions et aux ressources hivernales que l’on rencontre sous nos latitudes. Dès lors, offrez-leur un jardin naturel qui contiendra toutes les baies, les graines et larves d’insectes dont ils auront besoin. Si ces quelques conseils sont appliqués, nous aussi, êtres humains en mal de nature, pourrons bénéficier du spectacle ravissant du ballet des oiseaux dans nos jardins. 

 

Alain Paquet
Magazine Natagora n°101 de janvier-février 2021