SA-Busard-pale-Hoekstra

Batumi Raptor Count

En Géorgie, des passionnés comptent des millions de rapaces migrateurs

© Bart Hoekstra

Partager cet article

En automne, des dizaines de milliers de rapaces survolent chaque jour les hauteurs de la ville de Batumi, sur la côte est de la Mer Noire en Géorgie. Après avoir redécouvert ce site et démontré son importance internationale pour la migration de certaines espèces d’oiseaux, des ornithologues passionnés y organisent un comptage scientifique depuis 2008. C’est le projet Batumi Raptor Count (BRC). Dès le début, des liens profonds ont été tissés avec les communautés locales, dans le but de réduire certaines menaces pesant sur les rapaces migrateurs dans la région.

Redécouverte d’un site majeur pour la migration des rapaces

Aujourd’hui, le comptage des rapaces migrateurs à Batumi s’effectue depuis deux stations situées sur les hauteurs des villages de Sakhalvasho et Shuamta (voir carte), et ce sont chaque année environ un million de rapaces qui traversent la sphère d’observation (1). Plusieurs personnes avaient tenté par le passé d’estimer l’ampleur de la migration des rapaces sur la côte est de la Mer Noire, mais leurs travaux étaient restés relativement inaperçus, tant auprès des scientifiques que du grand public. Ainsi, jusqu’il y a peu, les comptages dans la région restaient épisodiques, et l’importance du site, bien que soupçonnée, était largement sous-estimée.

BatumiRegion

Les rapaces migrateurs passant à Batumi (et nichant principalement en Russie) sont canalisés vers le Caucase par la Mer Noire et par la Mer Caspienne. Le flux le plus dense longe la Mer Noire, à l’ouest de la Géorgie. Après le Grand Caucase, la voie migratoire se concentre encore en raison de la présence du Petit Caucase à l’est, pour atteindre son point le plus étroit à Batumi, au sud-ouest de la Géorgie. C’est depuis deux stations situées sur les hauteurs de cette ville que les volontaires de Batumi Raptor Count dénombrent chaque automne les grands oiseaux planeurs lors de leur passage migratoire (2).

Lors de deux voyages ornithologiques dans la région en 2004 et en 2007, une poignée d’ornithologues belges et néerlandais furent témoins d’un impressionnant flux migratoire de rapaces. Leurs estimations suggéraient que l’intensité du passage à Batumi était encore supérieure aux comptages effectués sporadiquement au cours des décennies précédentes. C’est suite à ces observations spectaculaires que fut émise l’idée d’organiser un comptage systématique de la migration postnuptiale à Batumi.

20240830T1602-AutumnReport-Bart_Hoekstra-001-Web

Bondrée apivore (femelle) : L'espèce la plus abondante en passage migratoire à Batumi. © Bart Hoekstra

La première édition du comptage de la migration des rapaces à Batumi a eu lieu à l’automne 2008, impliquant notamment des volontaires géorgiens, belges, néerlandais et arméniens. Le conflit armé qui éclata entre la Géorgie et la Russie juste avant le début du comptage aurait pu mettre un terme au projet avant même qu’il ne voie le jour. Mais, bien que de nombreux bénévoles aient dû annuler leur participation, une équipe d’irréductibles ont maintenu leur voyage pour pouvoir effectuer le comptage. Le résultat s’est avéré historique : les plus de 800 000 rapaces dénombrés firent immédiatement de Batumi l’un des plus importants sites de passage migratoire d’Eurasie.

L’enthousiasme généré par cette première saison encouragea de nombreux ornithologues bénévoles à réitérer l’expérience l’année suivante afin de confirmer ces données incroyables. Plus de 60 personnes participèrent au deuxième comptage du 21 août au 17 octobre 2009, dénombrant près d’un million d’oiseaux. Ces deux premières saisons de suivi posèrent les bases d’un protocole rigoureux pour les années suivantes et des premières étapes de conservation du site.

Un suivi scientifique à long terme

C’est suite à ces premières expériences qu’un suivi régulier a été entrepris, afin d’étudier scientifiquement comment les oiseaux migrateurs réagissent aux menaces qui pèsent sur eux, et aux changements rapides survenant sur notre planète. 

Aujourd’hui, cela fait seize ans que les rapaces migrateurs sont comptés à Batumi par l’organisation BRC. Un protocole rigoureux et reproductible a été établi sur base des informations collectées lors des trois premières saisons (3). Ainsi, depuis 2011, le comptage est effectué chaque année (à l’exception de l’automne 2020 en raison de la pandémie de COVID-19) de manière standardisée. Les ornithologues bénévoles de BRC assurent le suivi du 17 août au 16 octobre, du lever du soleil jusqu’à deux heures avant son coucher. Durant cette période, la migration est suivie de manière continue, à l’exception des périodes d’orages et d’averses les plus intenses, où la migration s’interrompt. Deux stations du comptage (Sakhalvasho et Shuamta) ont été établies à environ 2 et 6 km de la côte, respectivement, afin de couvrir la majorité des individus en migration, dont la trajectoire varie d’une espèce à l’autre et en fonction des conditions météorologiques.

20240905-Bart_Hoekstra-004-Web

Station de comptage 1 (Sakhalvasho) © Bart Hoekstra

20240921T0832-AutumnReport-Bart_Hoekstra-001-Web

Légende : Station de comptage 2 (Shuamta) © Bart Hoekstra

liste especes batumi

Le flux migratoire étant trop intense pour pouvoir compter toutes les espèces avec précision, l’équipe a choisi de focaliser son attention sur sept espèces prioritaires dont le passage à Batumi est d’une importance mondiale ((4) et voir tableau). Cibler ces espèces prioritaires permet aux ornithologues de déterminer l’âge et le sexe d’un plus grand nombre d’individus, afin de pouvoir générer des données de qualité sur la démographie en plus de l’abondance des espèces sélectionnées. Restreindre l’étendue du comptage augmente aussi les chances que le protocole puisse être suivi sur le long terme.

À ces espèces prioritaires s’ajoutent des espèces secondaires telles que le Circaète Jean-le-Blanc et le Balbuzard pêcheur et des non-rapaces telles que le Rollier d’Europe, les pélicans et les cigognes. D’autres espèces encore s’ajoutent à la liste. Au total, ce sont tout de même près de cinquante espèces d’oiseaux qui sont comptabilisées, dont 36 espèces de rapaces. Pour la liste complète, voir le tableau 2 de la référence (4).

Collecte et partage de données

En parallèle de l’établissement du protocole de suivi, les ornithologues de BRC ont aussi cherché à optimiser de manière pratique la récolte et l’encodage des données de migration depuis les postes de comptage. C’est ainsi que l’équipe s’est naturellement associée à la base de données de migration Trektellen (https://www.trektellen.nl/). Il s’agit de la base de données de référence au niveau mondial pour les données de suivi migratoire, et celles de Batumi y sont d’ailleurs enregistrées depuis le début de l’initiative. Afin de faciliter l’encodage, les équipes de BRC et de Trektellen ont développé une application permettant d’entrer les données directement sur le terrain vers la plateforme, en temps réel (6). Un outil précieux, qui permet un gain de temps important après les longues journées de suivi, pas seulement pour l’équipe de BRC, mais aussi pour les ornithologues du monde entier utilisant Trektellen.

Par ailleurs, l’équipe de BRC tient à mettre ses données à disposition de la communauté scientifique de manière ouverte. Les données ont ainsi été publiées dans la base de données Global Biodiversity Information Facility (GBIF) (4). Les chercheurs du monde entier peuvent consulter les données récoltées à Batumi, et les exploiter dans leurs propres publications. Les ornithologues de BRC espèrent ainsi encourager les collaborations à l’échelle du continent pour une meilleure compréhension de la voie de migration dans son ensemble, et au bout du compte, une meilleure protection des oiseaux concernés.

Des donnés scientifiques précieuses

ShortToedE_Juv-Marc_Heetkamp

Le Circaète Jean-le-Blanc est l'une des espèces secondaires comptabilisées dans le protocole. © Marc Heetkamp

Tant le nombre d’individus observés en migration à Batumi que la diversité des espèces sont exceptionnels (6). Ce sont plus de trente espèces différentes de rapaces diurnes qui sont comptabilisées chaque année. Pour dix d’entre elles, le nombre d’individus migrant au dessus de Batumi est supérieur à 1 % de la population mondiale estimée (Bondrée apivore, Buse des steppe, Milan noir, Épervier d’Europe, Épervier à pieds courts, Busard cendré, Busard pâle, Aigle pomarin, Aigle criard, Aigle botté). Pour la Bondrée apivore, le Busard cendré, le Busard pâle, le Busard des roseaux et peut-être d’autres, un suivi régulier de la migration à Batumi pourrait être un outil relativement simple et économique pour étudier les (sous-)populations de ces espèces, par ailleurs difficiles à étudier, notamment en raison de l’étendue considérable de leurs aires de nidification en Russie occidentale (3).

Les données ainsi générées ont déjà fait l’objet de plusieurs publications, et ont notamment permis d’effectuer des analyses de tendances pour huit espèces (Bondrée apivore, Milan noir, Busard cendré, Busard pâle, Busard des roseaux, Aigle botté, Circaète Jean-le-Blanc, Aigle pomarin; (2) et (7)). Les résultats indiquent que les populations de la plupart des rapaces étudiés sont stables (Bondrée apivore, Busard des roseaux, Aigle botté, Aigle pomarin). Une augmentation marquée est observée pour le Milan noir et pour le Circaète Jean-le-Blanc. Ces augmentations sont principalement dues à des nombres croissants d’individus non-juvéniles, ce qui suggère des conditions favorables sur les lieux d’hivernage. Enfin, les populations totales de Busard cendré et d’Aigle botté sont stables, mais un déclin du nombre de juvéniles en passage migratoire est observé. Cela suggère un problème sur les aires de reproduction pour ces espèces, et suscite l’inquiétude pour leur avenir.

Chasse et ancrage local

20241006_Milmig_ArisVouros_2-Web

Légende : Les observations d'oiseaux blessés par la chasse ne sont pas rares à Batumi. Ici, un Milan noir juvénile. © Aris Vouros

Derrière le magnifique spectacle offert par la migration des rapaces à Batumi se cache une autre réalité, bien plus triste celle-là. La région est en effet le théâtre d’intenses pratiques de chasse et de fauconnerie profondément enracinées dans les traditions locales. Ainsi, lors de leurs explorations initiales, les ornithologues fascinés par le flux migratoire des rapaces sont aussi tombés nez à nez avec des chasseurs tirant sans merci sur les oiseaux qu’ils étaient venus observer.

Bien que choqués par ces pratiques, les pionniers de BRC ont vite compris qu’une confrontation agressive avec les chasseurs ne pourrait pas aider les oiseaux sur le long terme. Au lieu de cela, ils ont tenté d’ouvrir le dialogue avec les chasseurs, pour comprendre leurs besoins et leurs motivations (6).

C’est ainsi que BRC est aussi devenue une organisation de conservation, et plus seulement de comptage scientifique de la migration. La stratégie de l’association est de travailler main dans la main avec les communautés locales afin d’atteindre des objectifs bénéfiques aux deux parties. Un de ses principaux axes de travail est la promotion d’hébergements locaux. Les volontaires participant au comptage y sont systématiquement hébergés, et les écotouristes sont encouragés à y séjourner également. Grâce à cette approche, les ornithologues du monde entier venant à Batumi pour admirer le spectacle de la migration contribuent à l’économie locale, et de nombreuses familles des villages de Sakhalvasho et Shuamta bénéficient directement des retombées du projet.

20240901T0720-AutumnReport-Bart_Hoekstra-001-Web

Le Busard cendré est l'une des espèces dont le nombre de juvéniles de passage est en déclin. © Bart Hoekstra

Mais la promotion de logements locaux n’est pas la seule action menée par BRC pour protéger les rapaces migrateurs de Batumi. L’association collabore aussi avec les fauconniers locaux, qu’ils considèrent comme des alliés contre le destructions illégales de rapaces. En effet, bien que la vision de la vie sauvage des ornithologues diffère de celle des fauconniers, la tradition de la fauconnerie a induit une fascination et une certaine forme de respect envers les rapaces dans la culture régionale. BRC a décidé d’exploiter cela et de sensibiliser les fauconniers et leurs familles à la nécessité de protéger les rapaces migrateurs. L’association a aussi décidé d’impliquer les fauconniers dans la conservation des rapaces en collaborant avec eux pour placer des dispositifs de suivi sur certains individus. Cette collaboration vise notamment à étudier l’Épervier à pieds courts, une espèce migratrice assez mal connue.

Dans un périmètre plus large, l’association a aussi mis sur pied un programme de sensibilisation à la protection des rapaces, en collaboration avec des environnementalistes et des enseignants locaux. L’objectif est notamment d’encourager l’enseignement de l’écologie et la conservation des oiseaux dans les écoles. Les groupes scolaires sont d’ailleurs invités à visiter l’observatoire de Sakhalvasho en période de comptage. Des centaines d’enfants ont déjà visité les stations de comptage de BRC. Nul doute que ce spectacle incroyable leur a laissé des souvenirs inoubliables. Espérons que, petit à petit, les enfants témoins de cette migration hors du commun contribueront à améliorer la protection des rapaces dans la région et au-delà.

D’après l’équipe de BRC, une diminution locale du braconnage a pu être constatée depuis que l’association a initié ces différents projets. Un rapace rapporte maintenant plus d’argent lorsqu’il vole dans le ciel que lorsqu’il est dans la besace d’un chasseur… (6)

Un travail colossal, 100 % bénévole

Tous les ornithologues participant au comptage de la migration à Batumi sont des bénévoles. Les coûts annuels du comptage sont assurés par quelques sponsors, la vente de produits dérivés, et par des appels aux dons. Pour aider le projet, nous vous encourageons à vous rendre sur leur site internet : https://www.batumiraptorcount.org/.

20240921-FJ2A2114-Web

Ornithologues bénévoles concentrés sur leurs observations à la station de comptage de Shuamta. © Filiep T'jollyn

Les ornithologues de tous niveaux sont les bienvenus pour participer au comptage, à condition d’être disponibles au moins deux semaines. À leur arrivée et au cours de leur séjour, ils reçoivent une formation théorique et pratique en identification et en comptage des rapaces en vol. Les tâches sur les sites de comptage sont variées et sont attribuées en fonction de l’expérience des participants. De plus, les personnes en charge de la coordination s’assurent que des ornithologues de tous niveaux et aux compétences complémentaires soient présents chaque jour aux deux stations, de manière à faire progresser chacun tout en assurant un suivi scientifiquement fiable. Les équipes ainsi constituées comptent environ un million de rapaces sur l’ensemble de la saison, et apportent leur contribution à cette importante initiative. 

En retour, les volontaires vivent une expérience inoubliable entourés d’ornithologues venus de tous les horizons, et repartent à coup sûr avec des images incroyables plein les yeux et une passion pour la migration des rapaces.

Nous tenons à remercier l’équipe de BRC de nous avoir autorisés à utiliser les photos de leur site internet pour illustrer cet article.

Références

  1. https://www.batumiraptorcount.org/
  2. Wouter M.G. Vansteelant, Jasper Wehrmann, Dries Engelen, Johannes Jansen, Brecht Verhelst, Rafa Benjumea, Simon Cavaillès, Triin Kaasiku, Bart Hoekstra & Folkert de Boer. (2020) Accounting for differential migration strategies between age groups to monitor raptor population dynamics in the eastern Black Sea flyway. Ibis 162(2): 356-372.
  3. Brecht Verhelst, Johannes Jansen & Wouter M. G. Vansteelant. (2011) South West Georgia: an important bottleneck for raptor migration during autumn. Ardea 99(2): 137-146.
  4. Jasper Wehrmann, Folkert de Boer, Rafa Benjumea, Simon Cavaillès, Dries Engelen, Johannes Jansen, Brecht Verhelst & Wouter M. G. Vansteelant. (2019) Batumi Raptor Count: autumn raptor migration count data from the Batumi Bottleneck, Republic of Georgia. Zookeys 836: 135-157.
  5. Olga Zaitseva, Bart Hoekstra, Johannes Jansen, Dries Engelen, Folkert de Boer, Rafa Benjumea, Jasper Wehrmann, Simon Cavaillès, Triin Kaasiku, Diego Jansen, Pia Fetting, Aki Aintila & Wouter M.G. Vansteelant. (2022) Thirteen Years of Counting Raptor Migration in Batumi: Observations and Their Importance for Raptor Conservation in Russia. Raptors Conservation 44: 10-42.
  6. Bart Hoekstra, Johannes Jansen, Dries Engelen, Folkert de Boer, Rafa Benjumea, Jasper Wehrmann, Simon Cavaillès, Triin Kaasiku, Diego Jansen, Pia Fetting, Aki Aintila & Wouter M.G. Vansteelant. (2020) Batumi Raptor Count: from migration counts to conservation in a raptor flyway under threat. British Birds 113(8): 439-460.
  7. https://www.batumiraptorcount.org/trends

Lire nos autres articles