Cigognes blanches en migration au dessus du col d’Organbidexka, site de suivi de la migration dans les Pyrénées-Atlantiques (Photo Adrien Chevalier)

Maxime Zucca est spécialiste de la migration et est l’auteur d’un livre de référence sur le sujet. Dans cette interview, nous avons abordé sa passion dévorante pour ce phénomène fascinant, les espèces qui l’impressionnent le plus, les menaces qui pèsent sur les oiseaux au cours de leur périple, ou encore les mystères qu’il reste à élucider.

Comment en es-tu arrivé à étudier la migration ?

Maxime Zucca: Le suivi de migration par le baguage m’avait fasciné assez petit. Dès que j’ai eu 16 ans, j’ai été diplômé bagueur en France. J’allais aussi beaucoup sur les îles bretonnes, notamment sur l’île d’Ouessant. Et on ne comprenait pas ce qui générait des arrivées massives de migrateurs certaines nuits, et au contraire pourquoi des conditions météo qui paraissaient bonnes ne débouchaient sur rien. Chacun y allait de ses explications, mais cela restait tellement mystérieux…

Comment définirais-tu la migration ?

MZ: Ça va être une définition, un peu abrupte, pas très poétique [rires]… Je définis la migration comme une stratégie qui permet d’exploiter les ressources de manière optimale dans le temps et dans l’espace. Cela ne se limite pas forcément aux ressources alimentaires : ça peut être aussi des ressources liées à la nidification. La possibilité de poser ses œufs sur la terre ferme pour les oiseaux de mer, par exemple.

D’après toi, pourquoi est-ce important d’étudier la migration ?

MZ: Déjà, il y a simplement le besoin très fort de comprendre ce qui se passe. La principale raison, ça reste l’émerveillement et la sensibilité face à ce qu’il y a autour de nous. Après, [étudier la migration] sert aussi à comprendre nos impacts sur le vivant, et à les limiter. Les oiseaux migrateurs n’ont pas uniquement besoin d’être protégés pendant la phase de reproduction. La compréhension de l’entièreté de leur cycle de vie est nécessaire. Ça oblige à sortir de notre raisonnement inséré dans des frontières. Il y a aussi par exemple la problématique des éoliennes : on a besoin de plus d’énergie renouvelable, mais comment les placer de la manière la moins problématique possible ? Pour le savoir, il faut comprendre comment migrent les oiseaux, à quelle attitude, par quelles conditions météo, selon quel couloir, etc.

Quels sont les plus grands dangers auxquels les oiseaux sont confrontés pendant leurs migrations ?

MZ: Il y a une vraie inquiétude liée au changement climatique. L’impact n’est pas nécessairement pendant la migration, mais on voit que les oiseaux migrateurs au long cours sont ceux qui déclinent le plus. Il y a une désynchronisation entre le retour des adultes et la disponibilité des ressources alimentaires. Ces aléas climatiques, que ce soit sur les sites de reproduction, pendant la migration ou en hiver, ont des conséquences sur les ressources alimentaires et sur les habitats, et sont source d’inquiétude pour les migrateurs au long cours. Et ce d’autant plus que les grands migrateurs sont le plus souvent des espèces insectivores, dont les proies ont beaucoup diminué du fait de l’intensification des pratiques agricoles depuis l’après-guerre.
Il y a aussi un gros problème lié à la chasse, encore et toujours. On continue de chasser des espèces menacées, notamment en France, mais aussi dans pas mal de régions méditerranéennes. L’impact n’est pas négligeable pour certaines espèces qui sont de plus en plus rares, comme la Tourterelle des bois ou le Râle des genêts. Il n’en faut pas beaucoup pour que ces espèces s’effondrent complètement.

Peux-tu donner un ou deux exemples d’espèces dont la migration te fascine particulièrement ?

MZ: Je parle souvent des Pouillots fitis, ceux qui viennent de l’extrême est de la Sibérie qui continuent d’aller hiverner dans le sud de l’Afrique de l’est, même jusqu’en Afrique du Sud pour certains. Ils font 12 000 km aller, puis 12 000 km retour du haut de leurs 8 g. Pendant le premier mois de migration postnuptiale, ils migrent chaque nuit pendant 6 à 7 h, et reconstituent leurs réserves pendant la journée de halte, dormant très peu. C’est dingue, surtout par rapport à la taille de l’oiseau.
Un autre exemple, ce sont ces Hirondelles rustiques qui ont décidé de s’installer [pour nicher] sur leur site d’hivernage autour de Buenos Aires. Elles ont développé une nouvelle route migratoire et elles vont hiverner [vers le nord] au Venezuela, ou dans le nord du Brésil. Elles ont tout inversé, y compris leur période de mue, en seulement quelques décennies.

Les oiseaux peuvent donc, comme ces hirondelles, apprendre un nouveau chemin ?

MZ: En fait, dès la deuxième année, l’expérience prend le pas sur l’inné. Et ça c’est assez beau, ça montre que les oiseaux ne sont pas des petits robots qui appliquent strictement un code génétique. La première année, il n’y a pas le choix, mais ensuite c’est la mémoire, l’expérience qui les guident. Et si jamais on les déplace, ils corrigent la déviation, pour arriver à l’endroit où ils voulaient aller. Cette force de la mémoire du lieu et de la géographie du vol est hallucinante. On est très très très loin de pouvoir faire ça ! [rires]

Quelles sont pour toi les plus grandes questions non résolues liées à la migration qu’il reste encore à élucider ?

MZ: Il y a notamment cette question de l’évolution de la migration. On ne sait pas trop comment des populations peuvent changer de voie de migration aussi rapidement. Par exemple, pour les Bécasseaux maubèches, il y a une voie de migration en Europe et une autre en Amérique. Ce sont des sous-espèces qui se sont séparées il y a seulement 2 000 ou 3 000 ans. Comment l’information peut être à la fois aussi fine, tout en pouvant changer de manière aussi rapide, au moins pour certaines populations, c’est une très grande question.
Un autre grand champ d’avenir, c’est le placement de géolocalisateurs sur les oiseaux plus petits. Les cartes sont déjà pas mal rebattues avec les premiers résultats. J’ai parlé du Pouillot fitis; on n’imaginait pas qu’ils puissent faire trente nuits de vol consécutives par exemple. Ça semblait très improbable. Donc poursuivre le suivi individuel des petits oiseaux, c’est majeur.
Enfin, une question qui n’est toujours pas complètement résolue, c’est comment les oiseaux naviguent. On sait qu’ils utilisent diverses composantes du champ magnétique. Les équipes de chercheurs sont aussi en train d’explorer tout ce qui est en lien avec l’olfaction. On ne sait pas encore exactement quelles sont les sources d’odeur qu’ils utilisent, comment ils les utilisent, comment ils apprennent ça, même si l’on s’oriente vers des pistes de cartographie olfactive des végétations. C’est l’un des grands chantiers à venir.

Y a-t-il beaucoup d’espèces comme les hirondelles de Buenos Aires et les Bécasseaux maubèches qui sont capables de modifier leur voie migratoire ?

MZ: Visiblement, il y a une flexibilité dans certains cas. Mais il y a beaucoup d’espèces qui au contraire sont bloquées, dont les voies de migration ne paraissent pas optimales. En quelque sorte, elles reproduisent le passé, elles y sont un peu enfermées. C’est le cas des Pouillots fitis de Sibérie, qui continuent d’aller hiverner en Afrique du Sud, alors qu’il serait beaucoup plus court pour eux d’aller en Asie du Sud-Est. Il semble y avoir des choses qui les empêchent d’évoluer : le coût associé aux changements et à la multitude de nouvelles informations à acquérir et à encoder doit être très élevé en termes de chance de réussite de la migration. On ne sait pas ce qui explique dans un cas cette rigidité, dans l’autre cette flexibilité. Par ailleurs, pour les Pipits de Richard, les Pouillots à grands sourcils, ou les Fauvettes à tête noire, les informations disponibles suggèrent que les erreurs des individus égarés peuvent finir par être sélectionnées et conduire à des nouvelles voies de migration. Il y a aussi des événements ponctuels qui génèrent l’arrivée de nombreux oiseaux égarés. Qu’est-ce qui fait que, d’un coup, tant d’oiseaux se perdent ? Quels sont les autres mécanismes évolutifs par lesquels les oiseaux sont poussés à migrer dans d’autres directions ? Il y a encore beaucoup d’inconnues sur l’exploration de nouvelles voies de migration.

Tu as parlé de l’orientation des oiseaux grâce au champ magnétique. Cela reste aussi un domaine à explorer ?

MZ: On sait que les oiseaux utilisent l’inclinaison des lignes de champ magnétique, on connaît même les organes récepteurs. Pour ce qui est de l’intensité des lignes de champ, on n’est pas encore sûr des organes récepteurs. Une autre composante du champ magnétique, la déclinaison, semble aussi jouer un rôle encore méconnu. On aimerait bien aussi mieux comprendre comment toutes ces espèces, que ce soient les oiseaux, mais aussi les mammifères, les reptiles, les insectes, arrivent à utiliser à ce point-là des capacités de navigation basées sur le champ magnétique, et peut-être sur l’odorat, alors que nous les humains, on a perdu cela.

Comment observer la migration des oiseaux ? Est-ce une discipline accessible pour les ornithologues amateurs ?

Ornithologues observant la migration des rapaces depuis le le col d’Organbidexka, au lever du jour (Photo Adrien Chevalier)

MZ: On a tous la même porte d’entrée pour la migration : absolument où qu’on soit.. Il y a des oiseaux migrateurs qui nous passent au-dessus de la tête, et il y a des oiseaux migrateurs qui font halte pendant les périodes de migration. À Paris, dans le parc à côté de là où j’habitais, la quantité d’oiseaux en période de migration était dingue : les merles, les grives,… Toujours à Paris, à 20 ans, je montais sur le toit de la gare des bus en face de chez moi pour faire du comptage de migration, et c’était spectaculaire à cette échelle ! J’avais quelques centaines de Pipits farlouses et de Pinsons des arbres tous les matins, des dizaines de Bergeronnettes grises, d’Alouettes des champs, de grives. Et puis parfois une petite surprise comme un groupe de Pluviers dorés, un Faucon émerillon, un vol de barges à queues noires ou un Traquet motteux zigzaguant entre les toits. Tout ça au-dessus de Paris, c’était complètement magique ! Et c’est accessible absolument à tout le monde, dès lors qu’on apprend à le voir, qu’on apprend à regarder.
Mais avant de passer à ça, il faut aller se former sur des sites suivis par d’autres. Par exemple, les grands sites de halte migratoire, notamment pour les oiseaux d’eau, comme les grands estuaires. Après, la migration active sur les sites de migration de rapace ou de passereaux, c’est vraiment spectaculaire. En France, le cap Gris-Nez, le Cap-Ferret, le col d’Organbidexka pour les rapaces,… Il faut l’avoir vu dans sa vie !

Entretien réalisé par Adrien Chevalier

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